mardi 6 février 2018

Sciatique pédagogique, les débats : l'approche par compétences

Poursuivons notre petit tour des débats pédagogiques avec un zoom sur la notion de compétence.
Ah ! L'approche par compétences (APC) !
On en entend parler depuis tellement longtemps qu'on a arrêté d'être critiques.
Ceci dit, sur ce sujet, il semble ne pas y avoir débat, tout le monde a l'air à peu près d'accord :
"Selon nous, l’approche par compétences - dont nous considérons que les deux piliers constitutifs sont l’entrée par la complexité d’une part et la définition des compétences par des familles de situations d’autre part - est discutable tant sur le plan théorique ou scientifique que sur le plan de ses implications pratiques." Crahay 2014
Nous voilà bien !

Document version pdf.

Je citerai plusieurs fois certains articles avec des raccourcis. Voici leurs références complètes :

Marie Gaussel 2018
"À l'école des compétences sociales" - Dossier Veille @educIFE - Janvier 2018
Par Marie Gaussel, chargée d’étude et de recherche au service Veille et Analyses de l’Institut français de l’Éducation (IFÉ)http://ife.ens-lyon.fr/vst/DA-Veille/121-janvier-2018.pdf

Crahay 2014
Par-delà l’approche par compétences : quelle place réserver aux savoirs, à leur enseignement et à leur évaluation ? Par Florent Chenu, Marcel Crahay, Dominique Lafontaine - Département Education et Formation - Université de Liège - 2014
https://orbi.uliege.be/handle/2268/177601

Crahay 2006
Marcel Crahay, « Dangers, incertitudes et incomplétude de la logique de la compétence en éducation », Revue française de pédagogie, 154 | 2006, 97-110.
http://journals.openedition.org/rfp/143

Hirtt 2009
L’approche par compétences : une mystification pédagogique - Par Nico Hirtt - L’école démocratique, n°39, septembre 2009
http://www.skolo.org/IMG/pdf/APC_Mystification.pdf

Meirieu 2005
"Si la compétence n’existait pas, il faudrait l’inventer..." Par Philippe Meirieu, 2005
https://www.meirieu.com/ARTICLES/SUR%20LES%20COMPETENCES.pdf

Samson 2002
Le transfert a-t-il un avenir dans l’apprentissage et l’enseignement ?
Par Ghyslain Samson, Université du Québec à Trois-Rivières - Cahiers pédagogiques N°408 - dossier “Savoir, c’est pouvoir transférer ?”- novembre 2002
http://www.cahiers-pedagogiques.com/Le-transfert-a-t-il-un-avenir-dans-l-apprentissage-et-l-enseignement


1. "L'approche par compétences, c'est imposé par les entreprises"

"Le concept de compétences ne nous vient pas directement du champ de la psychologie scientifique, mais plutôt du monde de l’entreprise. (...) Son parcours de diffusion serait le suivant : émergence dans le monde de l’entreprise, reprise par l’OCDE qui le diffuse parmi les décideurs des systèmes éducatifs, propagation dans le secteur de la formation professionnelle puis dans celui de l’enseignement général et enfin, prise en charge du concept par les sciences de l’éducation. Pareil cheminement d’un concept interpelle le scientifique, plus habitué à envisager la diffusion des connaissances au départ de la science et légitime notre interrogation : quel statut scientifique attribuer au concept de compétence venu du dehors de la science ?" Crahay 2006

Si vous avez croisé le chemin de Nico Hirtt (co-fondateur de l'association belge Appel Pour une Ecole Démocratique, l'Aped), dont on trouve en ligne des conférences très intéressantes (et perturbantes...), vous avez déjà entendu cette première critique sous sa plume :
"Sous le couvert d’un discours parfois généreux et moderniste pourrait bien se cacher une opération de mise au pas de l’enseignement : sa soumission aux besoins d’une économie capitaliste en crise." Hirtt 2009
Les passionnés retrouveront un historique de la notion dans cet article, extrait du dossier déjà cité : http://www.skolo.org/2009/10/01/a-qui-profitent-les-competences/
(au passage, lisez la conclusion, "à quoi sert l'école")

Cela pourrait ne pas avoir de conséquences fâcheuses. Même si on peut convenir qu'il y a là un truc louche qui peut mettre mal à l'aise, avec le sentiment diffus de se faire un tout petit peu avoir, on pourrait se dire que quand-même, les compétences, c'est une notion qui semble porteuse en pédagogie.
Donc on continue à explorer le concept.


2. "Compétences, compétences ! On en oublie la pédagogie !"


La deuxième grande critique que l'on fait à l'APC, c'est qu'on focalise sur l'objectif de la tâche, sans s'occuper de la situation d'apprentissage que l'on met en place pour atteindre cette compétence.
On oublie la pédagogie, au profit de cases à cocher, qui deviennent la chose la plus importante. On mélange objectif à atteindre, scénario pédagogique, et évaluation.
"Une des particularités de l’APC est de se focaliser essentiellement sur l’évaluation (des compétences) plutôt que sur la recherche des stratégies pédagogiques les plus efficaces qu’il serait opportun d’utiliser pour permettre à l’élève de maîtriser une matière."
http://www.skolo.org/2015/09/12/lenseignement-ou-la-nouvelle-nef-des-fous-quelle-galere/
Vous avez parlé pédagogie, vous, pendant les stages sur la réforme du collège, sur le socle, sur les compétences ? Passons donc à la suite...


3. "On fabrique des ignorants qui savent faire des belles mises en pages"

"Les élèves passent des heures à écrire un article à propos de…, réaliser une affiche d’information sur…, présenter sous forme de page web, préparer une conférence avec diapositives,… Certains enseignants ont l’impression désagréable qu’il s’agit d’une perte de temps. Ils se trompent. Ils ne comprennent pas que l’objectif n’est tout simplement pas que les élèves maîtrisent mieux l’histoire ou la physique, mais justement qu’ils apprennent à faire des affiches, des pages web et des présentations «powerpoint», même — surtout ! — sur des sujets qu’ils ne maîtrisent pas et ne maîtriseront jamais. On appelle cela de la «communication» et c’est ce que réclame le marché du travail."
Nico Hirtt, octobre 2009, «Mobiliser», sans connaître ni comprendre
http://www.
skolo.org/2009/10/01/mobiliser-sans-connaitre-ni-comprendre/
A moins d'être vraiment de mauvais foi, on peut difficilement ne pas être un peu d'accord avec ça !
Mais je l'ai précisé dans le dossier précédent sur les projets, c'est peut-être la surcharge cognitive qui est en cause, davantage que l'APC.

Si l'on arrive à cette situation, ce n'est pas intentionnel, c'est parce qu'on focalise sans doute trop sur l'objet final, la réalisation finale.
On voit trop grand, par méconnaissance des pré-requis, des connaissances préalables des élèves, ou par souhait de rentabilisation des 2h offertes généreusement par un PP de 5e pour parler du numérique, des fake news, des moteurs de recherche, du harcèlement... 

La situation est sans doute un peu différente en Belgique, comme on peut le voir dans ce court article.
http://www.skolo.org/2015/05/04/ceb-et-histoire-la-derive-des-competences
Cela explique peut-être que beaucoup de pédagogues s’exprimant sur ce sujet soient belges. On comprend leur inquiétude. L'APC, telle qu'elle est préconisée, semble avoir des conséquences effectivement sur les acquisitions des élèves en terme de savoirs. C’est important d'en avoir conscience, afin de notre côté d'en éviter les défauts.

Beaucoup d’articles qui accusent l'APC de créer des ignorants l'associent à la pédagogie constructiviste. Le terme constructiviste est alors prononcé avec beaucoup de dédain, voire d'agressivité.
C'est se tromper de débat. Retrouvons Nico Hirtt, ici en défendeur de la pédagogie de Freinet :
"Dans la pédagogie constructiviste, le plus important n’est pas que l’élève parvienne au bout de la tâche, mais qu’il ait mis à profit son travail (et ses erreurs éventuelles) pour progresser dans la découverte et la maîtrise des connaissances."
"En pédagogie constructiviste, le travail sur un journal — comme le pratiquaient les élèves de Célestin Freinet —, sur des documents historiques, sur des problèmes de physique… peut servir de support à l’apprentissage; mais celui-ci reste l’objectif, le but de tout le travail scolaire."
"Dans l’approche par compétences, on fait exactement le contraire : la résolution de la tâche est l’objectif final et le critère de réussite. Le savoir, lui, n’intervient que comme un accessoire. Peu importe qu’on le possède ou qu’on le trouve dans un livre ou sur Internet, peu importe qu’on le comprenne ou qu’on sache juste l’utiliser, peu importe qu’on le maîtrise entièrement ou qu’on n’en maîtrise que les aspects utiles dans le contexte de la tâche prescrite. Du moment que la tâche soit menée à bien."
http://www.skolo.org/2009/10/01/piaget-vygotski-freinet-tous-coupables/

4. "Cela facilite le transfert de compétences"



Avant de se demander si l'APC facilite les transferts, il faudrait déjà se mettre d'accord sur la définition de transfert. Est-ce :
- se servir dans un cours B de ce que l'on a appris dans un cours A ?
- savoir s'en resservir en dehors de l'école ? Au travail plus tard ?
- savoir s'en resservir dans une situation déjà vue ou dans une situation inédite ?

Dans "Le transfert a-t-il un avenir dans l’apprentissage et l’enseignement ?", Ghyslain Samson nous donne une définition a priori simple :
"Quand une nouvelle connaissance est acquise et qu’une compétence se développe, la réaction première est de la réutiliser dans un contexte identique à celui de son acquisition ; il s’agit là d’une « application ». Lorsque vous tenez compte des ressemblances entre deux situations pour transférer un apprentissage, vous généralisez (Cliche et al., 1997). Et si vous appliquez une solution connue à une situation jamais rencontrée, vous transférez alors !" Samson 2002
Il cite deux fois la notion de transfert, la deuxième concerne une situation inédite. Mais Crahay s'interroge : faut-il que la situation soit inédite pour pouvoir parler de compétence ?
"(...) la complexité inédite est érigée en norme. Ainsi, une action (ou un composite d’actions) adaptée(s) à une situation « simple » ne pourrait recevoir le titre de compétence. De même, la mobilisation automatisée d’une architecture de connaissances face à une situation complexe mais coutumière ne mériterait pas la qualification de compétence. Bref, ce serait le traitement de la complexité inédite qui qualifie véritablement la compétence. En conséquence, un chirurgien, qui réussit pour la quarantième fois une transplantation cardiaque ne fait pas preuve de compétence." Crahay 2006
Bref, les débats dépassent la seule APC, et de toute façon, personne n'est d'accord et tout le monde s'interroge et cherche.

Laissons l'"inédit ou pas" de côté, et prenons une définition consensuelle plus simple : être capable de réutiliser ce que l'on a appris à l'école, dans une autre situation. Et revenons à l'APC.
Beaucoup pensent qu'elle facilite la compréhension par l'élève de ce qu'il a appris, l'aide à comprendre à quoi "ça sert", et permet donc mieux les transferts que des apprentissages plus fragmentés de savoirs ou savoirs faire simples.
"À l’école, les exercices proposés en mathématiques, par exemple, peuvent être considérés comme des applications pures et simples et non une activité de transfert. L’apprenant fait habituellement plusieurs exercices : il applique des algorithmes, exécute des automatismes, mais transfère peu."
"En favorisant la résolution de problèmes décontextualisés, l’accent est mis uniquement sur les contenus disciplinaires ce qui incite au cloisonnement des apprentissages, car chaque cours est conçu et donné comme une entité séparée des autres."
"Reste à souhaiter que les « programmes par compétences » permettront, entre autres choses, de favoriser des apprentissages plus significatifs pour les jeunes et un transfert des apprentissages dans des situations multiples et diverses qu’elles soient scolaires ou extra-scolaires." Samson 2002

En plus de ces interrogations sur la définition, il y en a même qui rejettent même l'idée du transfert. Ils disent que c'est surtout une question de temps passé à manipuler des concepts. On n'apprend pas à transférer, on reconnaît dans une situation nouvelle des éléments qu'on a déjà rencontrés, et cela arrive d'autant plus volontiers qu'on a vu souvent le concept ou la situation. On le reverra plus loin.

Précisons toutefois que reconnaître la situation ou le concept ne vaut que s'ils ont été explicitement repérés lors de l'apprentissage :
 "Il y est encore plus important de « savoir qu’on sait » que de « savoir ». Car, celui qui sait sans savoir qu’il sait doit attendre qu’on lui demande de restituer ce qu’il a appris pour l’utiliser. Celui qui « sait qu’il sait », en revanche, n’est plus dépendant de l’interrogation du maître : il peut prendre l’initiative de mettre ses compétences en action..." Meirieu 2005
Ghyslain Samson cite 4 points qui facilitent ces transferts (il les détaille dans l'article) :
"L’enseignant préoccupé par le transfert des apprentissages peut et doit jouer un rôle au niveau de la capacité qu’un élève a à transférer. Pour ce faire, il se doit de lui donner les outils pour :
- A) prendre conscience de ce qu’il connaît déjà ;
- B) établir des liens entre ses apprentissages (catégorisation) ;
- C) trouver de la signifiance à ses apprentissages ;
- D) transférer dans d’autres situations d’apprentissage ou de la vie de tous les jours"

Samson 2002
Finalement, on attribue à l'APC les mêmes avantages qu'à la "pédagogie active". Du coup, on se demande pourquoi on a sorti ce concept de compétences, si c'est pour dire la même chose ? Il doit y avoir autre chose derrière ces "compétences". Alors si cela ne change pas nos scénarios pédagogiques, est-ce lié à l’évaluation ?


5. La question de l'évaluation


J’ai déjà évoqué un des questionnement : faut-il réaliser une situation inédite pour être qualifié de compétent ?
Mais il y a plein de sujets de débats :
- Faut-il être expert ?
- Evalue-t-on la situation finale, ou les étapes ?
- Doit-on aider les élèves quand on voit qu'ils se trompent, ou doit-on les laisser se tromper au risque de "fausser" l’évaluation de leurs compétences ?

Crahay cite Rey, qui distingue trois degrés de compétences :
« Savoir exécuter une opération (ou une suite prédéterminée d’opérations) en réponse à un signal (qui peut être, à l’école, une question, une consigne, ou une situation connue et identifiable sans difficulté, ni ambiguïté) ; nous parlerons alors de « procédure de base »ou de « compétence de premier degré » ; Posséder toute une gamme de ces procédures de base et savoir, dans une situation inédite, choisir celle qui convient ; là une interprétation de la situation (ou un « cadrage » de la situation) est nécessaire ; nous parlerons de « compétence de deuxième degré » ; Savoir choisir et combiner correctement plusieurs procédures de base pour traiter une situation nouvelle et complexe. Nous parlerons alors de « compétence de troisième degré » "  Crahay 2006
Il continue en citant la définition d'expertise de Bastien (1997) :
"Plus on est expert, moins on raisonne et plus on active des connaissances pertinentes et fonctionnellement structurées. Pour cet auteur, l’expertise tient à la fois à la capacité de maîtriser avec sûreté les situations courantes et à celle de faire face avec à propos aux situations inédites".
André Tricot nous dit qu'on devient expert en manipulant des concepts de multiples fois dans des contextes différents. Que c'est uniquement une question de temps et de répétition.
« Tout le monde peut apprendre à réaliser des tâches de haut niveau, [...] le meilleur prédicteur de la performance dans le domaine des apprentissages, c’est le temps passé à apprendre et à faire »

J'essaie de résumer grossièrement ce que j'ai lu à droite à gauche. En répétant les situations d’apprentissages et en les variant, on accumule des schémas d'expérience, qui seront stockés en mémoire à long terme, et mobilisables pour résoudre une nouvelle difficulté, une tâche scolaire ou non scolaire. Ces schémas déjà vécus participeront à la réflexion de la mémoire de travail, associés dans la mémoire à court terme. Celle-ci ne permet pas de manipuler plus de 5 à 9 éléments nouveaux. Les connaissances mises en mémoire à long terme et reliées entre elles ne compteront que pour une seule, d'où l’intérêt pour la maîtrise d'une situation, ou pour être qualifié d'expert, de pouvoir compter sur beaucoup d'éléments mis en mémoire à long terme.

Face à cette difficulté à trouver des arguments en faveur de l'APC, je me suis demandée si le véritable intérêt de l'APC, ce n’est pas finalement l'évaluation par compétences ?
En effet, cette réforme de l'enseignement s'est accompagnée d'une grosse réflexion sur l'évaluation, qui remet au goût du jour des théories déjà anciennes : évaluation diagnostique, formative, sommative.
On parle d'évaluation "sans notes", de notes modifiées si on corrige ses erreurs. Beaucoup de collègues testent des choses, et on rencontre beaucoup de pratiques différentes, où certaines tâches sont évaluées ou pas, notées ou pas, coloriées ou pas.

On peut par exemple se poser des questions sur l'évaluation formative : note ou pas note, vert ou pas vert ?
En effet, si on aide l’élève pour qu'il ne reste pas dans l'erreur (or il est prouvé que cela améliore l'apprentissage), si on lui montre ses erreurs lors d'une recherche ou d'une mise en page, si on fait de la métacognition, des rétroactions : c'est le prof qui sera évalué si on met une note ! Et de toute façon, l'élève aura tout bon puisqu’on lui a corrigé ses erreurs !
A moins d'être sur des évaluations de compétentes sociales : sait-il collaborer dans un groupe pour faire une correction, a-t-il tenu compte des critiques et conseils ?

Et si on parle d'évaluation sommative, que doit-on doit évaluer ?
- le différentiel avant-après (s'il y a eu évaluation diagnostique)
- l'atteinte d'un niveau de base qui serait une norme (c'est le dépasser qui serait le bonus, et ne pas l'atteindre ne serait plus stigmatisant)
- l'atteinte d'un des degrés de compétence ? On pense aux couleurs de pronotes, avec un niveau expert au-dessus de l'attendu.

On rencontre là aussi la problématique du temps :
- temps passé avec les élèves en cours, à faire et refaire toutes ces évaluations dont on sait qu'elles sont décisives pour la réussite des élèves
- temps passé en dehors des cours, pour cocher les cases...
"La définition d'une compétence est nécessairement très précise, voire microscopique, puisqu'elle spécifie chaque tâche que chaque connaissance permet de réaliser. Cela aboutit à une liste d'objectifs d'apprentissage extrêmement longue et des grilles d'évaluation que plus personne ne peut lire."
André Tricot - L’innovation pédagogique – collection Mythes et réalités - Retz 2017
OK, c'est plus long de cocher plusieurs cases que de mettre une seule et même note pour un devoir.
Mais il y a surtout deux autres problèmes :
- coexistence du socle, des programmes disciplinaires et de l'EMI : on crée un scénario pour viser une compétence au programme, on l'évalue, et on cherche vainement à quelles cases du livret de compétences cela correspond...
- les logiciels ont séparé chaque phrase du socle pour en faire une ligne à cocher. Or, c'est un choix arbitraire, tant certaines notions sont proches.

Sur le deuxième point, rentrons dans l'ambiance feutrée d'une salle des profs à l'approche des conseils de classe : "Bon, j'ai évalué telle compétence, je coche quelle case ? Et toi, pour la même compétence, tu coches quoi ? "
Donc on fait des réunions pour harmoniser nos cases, et on discute pour savoir si, pour un élève correct avec les autres, qui ne pose pas de souci de discipline, on coche "Vivre avec les autres" ou "Respect d'autrui".
Tiens, on repère qu'un autre collègue a mis directement un vert à l'intitulé général, "Expression de la sensibilité et des opinions, respect des autres".
On se dit que c'est vrai, après tout, autant squeezer les sous-items qui ont l'air de vouloir dire la même chose, et évaluer au cran au-dessus.
Le problème, c'est qu'il y a aussi "Exploiter ses facultés" dans ce sous-groupe !
Or, on voit mal en quoi c'est du même ordre : on peut être très au fait de ses compétences et savoir les exploiter, et être épouvantable avec les autres, non ?
Alors, ça se compense ?

Sous-groupe suivant : "La règle et le droit".
On y trouve à la fois "Comprendre et respecter les règles communes" (mince, on aurait pu cocher ça pour notre élève correct !) et "Connaître les règles et objectifs des règles européennes".
Là, la discussion s'anime : un vert en EMC pour une acquisition de connaissances va "compenser" un rouge en attitude !
Et après, on explique aux élèves qu'on ne peut pas additionner des pommes et des bananes !


6. Mais c'est quoi, à la fin, ces compétences ?


Je l'ai mis à la fin, et pas en introduction, parce que je trouve que c’est comme ça qu'on fait dans la vraie vie. On parle de compétences, mais on ne se pose pas vraiment la question de ce que ce terme recouvre, non ?
Et bien vous allez être contents, personne n'est d'accord !
Sauf dans le monde de l'entreprise :
"La notion de compétence, telle qu’on la définit aujourd’hui, trouve son origine dans le monde du travail et des entreprises. La compétence d’un sujet serait la capacité générale qui rend compte de ses performances au sein d’une famille de situations." Crahay 2014
Voici la définition de compétences dans le socle 2006 en France :
« Chaque grande compétence du socle est conçue comme une combinaison de connaissances fondamentales pour notre temps, de capacités à les mettre en oeuvre dans des situations variées mais aussi d’attitudes indispensables tout au long de la vie, comme l’ouverture aux autres, le goût pour la recherche de la vérité, le respect de soi et d’autrui, la curiosité et la créativité. »
Puis dans le texte de 2015 :
"Une compétence est l'aptitude à mobiliser ses ressources (connaissances, capacités, attitudes) pour accomplir une tâche ou faire face à une situation complexes ou inédites. Compétences et connaissances ne sont ainsi pas en opposition. Leur acquisition suppose de prendre en compte dans le processus d'apprentissage les vécus et les représentations des élèves, pour les mettre en perspective, enrichir et faire évoluer leur expérience du monde."
Mais pour les chercheurs en éducation, la question n'est pas tranchée. Voici une petite sélection de termes rencontrés : savoirs, connaissances de toutes sortes, savoirs d'expérience, ressources, schèmes, automatismes, capacités, attitudes, savoirs-être, comportements, savoir-faire, performance, compétences de toutes sortes...

Parfois, on trouve des propositions de classification. J'en ai repéré quelques-unes dans l'article de Marie Gaussel, qui fait un rappel historique avant de s'attarder sur les compétences sociales et transversales :

− compétences académiques (savoirs didactiques) ;
− compétences instrumentales et méthodologiques ;
− compétences transversales favorisant les apprentissages ;
− compétences académiques (savoirs didactiques) ;
− compétences de la vie active ;
− compétences sociales et culturelles.

− les know what (connaissances factuelles) ;
− les know why (compréhension des phénomènes) ;
− les know how (capacités des individus à s’adapter au contexte ou milieu social) ;
− les know who (compétences relationnelles).

- compétences théoriques ou savoirs (connaissances théoriques générales et spécifiques à un domaine)
- compétences pratiques ou savoir-faire (compétences transversales)
- compétences comportementales relevant des savoir-être.

- compétences de base
- compétence cognitive
- compétence transversale
- compétence émotionnelle
- compétence socio-affective
- compétence académique
- compétence collective
- et « un ensemble de connaissances et une habileté ou un ensemble d’habiletés socialement reconnues qui permettent de juger, de décider et d’agir efficacement en fonction des circonstances » 

Comme Marie Gaussel le résume :
"La polysémie du terme montre la complexité à saisir la notion de compétence qui reste un objet obscur pour les chercheur.e.s comme pour les praticien.ne.s. Quelques recherches s’attachent à définir les éléments permettant d’étayer la notion de compétence sans pour autant proposer de théories sur sa construction et encore moins sur son évaluation." Marie Gaussel 2018
Crahay alertait déjà, en 2006 :
"Il est urgent, pensons-nous, d’entreprendre une critique conceptuelle serrée de la notion de compétence afin de dépasser le réductionnisme conceptuel qu’elle tend à instaurer. (...) Dit de façon plus directe, la notion de compétence fait figure de caverne d’Ali Baba conceptuelle dans laquelle il est possible de rencontrer juxtaposés tous les courants théoriques de la psychologie, quand bien même ceux-ci sont en fait opposés." Crahay 2006
Il citait Bronckart et Dolz, qui évoquaient le terme de compétence en 1999 : 
« [c'est] un terme qui finit par désigner tous les aspects de ce que l’on appelait autrefois les « fonctions psychologiques supérieures » […] et qui accueille et annule tout à la fois l’ensemble des options épistémologiques relatives au statut de ces fonctions (savoir, savoir-faire, comportement, etc.) et à celui de leurs déterminismes (sociologiques ou biopsychologiques). »
Et il complètait en 2014 :
"A faire du terme « compétence » un concept fourre-tout, on le vide de sens. Pour notre part, il nous paraît essentiel de reconnaître la pluralité de l’activité mentale de l’être humain.
L’approche par compétences valorise l’agir instrumental. Cette orientation est légitime car il est essentiel pour l’essor de nos sociétés que l’école contribue à la formation de cet agir instrumental et, par voie de conséquence, au développement technologique. Elle ne peut cependant limiter sa fonction à cette seule dimension de l’activité intellectuelle."
Crahay 2014
Moi j'aime assez cette définition :
«Les connaissances humaines sont de formats différents (concepts, connaissances spécifiques de situation, traces littérales, méthodes, savoir­‐faire, automatismes) et ces formats sont issus de processus d’apprentissage différents (mise en application, conceptualisation, compréhension, mémorisation littérale, procéduralisation, automatisation, prise de conscience). »
Extrait de Musial, M., Pradère, F., & Tricot, A. (2012). Comment concevoir un enseignement ? Bruxelles : De Boeck.
Ou, pour le dire encore plus simplement :
"Qu’importe ce flou, si l’important est de porter son attention sur l’élève et non uniquement sur le contenu d’enseignement. C’est la syntaxe qui manifeste cette attention par la formule où l’élève est sujet : l’élève est capable de."
Éloge d’une notion floue - Claire Boniface, inspectrice de l’éducation nationale - Dossier N° 476 "Travailler par compétences" 2009 http://www.cahiers-pedagogiques.com/Eloge-d-une-notion-floue
Je ne suis pas d'accord avec certaines des propositions de son article, notamment le conseil de partir des items pour construire les activités, pour ne pas perdre de temps à chercher "mais qu'est-ce que je pourrais bien évaluer avec ce travail ?".
En effet, c’est à mon avis le meilleur moyen de donner raison aux détracteurs des compétences sous le motif "les entreprises nous obligent à formater du personnel compétent". Toutes les compétences et contenus cités dans les programmes ne sont pas nécessairement dans les items du socle. Si on ne veut pas appauvrir l'enseignement, il faut partir des programmes, et pas du socle. Et rester vigilant.
"C’est sans doute la raison pour laquelle on trouve aujourd’hui de violentes attaques contre la notion de compétence chez de nombreux philosophes. Ainsi, écrit Jean-Pierre Le Goff, « au-delà du discours pseudo-savant et de la confusion du discours sur les compétences, se développe, en effet, une approche bien particulière du travail humain. Celui-ci est appréhendé en termes de mécanismes et de comportements élémentaires que l'on décompose à l'extrême et instrumentalise en vue d'objectifs à atteindre. Découpée et « mise à plat » en termes de compétences parcellisées, codifiées dans de multiples catégories et schémas, l’activité professionnelle est réduite à une machinerie fonctionnelle qu'on prétend maîtriser et perfectionner en vue d’en améliorer les performances. » Appliquée à l’enseignement, cette conception « réduit le rôle des enseignants à celui de prestataires de services » et transforme « l’instruction en  conditionnement ». Meirieu 2005


Conclusion


Le problème, finalement, ce n'est pas l'approche par compétences, plutôt fertile pour la réflexion pédagogique, ni même l'évaluation par compétences, ce sont les catégories du socle qui additionnent des carottes et des chaises, et les cases à cocher qui se recoupent. Les cases ont fini par cacher les compétences !

Mais essayez d'analyser une thématique en terme de "l'élève est capable de".
C'est très intéressant. On passe de "leçon du jour, le théorème de Pythagore" à "l'élève doit être capable de réciter le théorème, ou de le réutiliser dans le même contexte, ou de le réutiliser dans un autre contexte mathématiques, ou de le réutiliser dans une autre discipline". La conception des scénarios pédagogiques en est enrichi et clarifié pour l’élève.

André Tricot parle de couple "Tâche/connaissance" :
"Selon moi, cette notion correspond beaucoup plus à une prise de conscience qu'à une quelconque innovation."
"[L'APC] permet d'attirer notre attention sur ce couple Tâche/connaissance. La connaissance est le moyen de réaliser la tâche, la tâche est le moyen d'apprendre une connaissance."
"Elle constitue une incitation systématique à spécifier la ou les tâches qui sont visées par l'apprentissage et qui vont être utilisées au cours de l'apprentissage."
"Le concept de compétences est extrêmement utile pour définir les buts d'un enseignement, pour concevoir cet enseignement et pour analyser les difficultés des élèves."

André Tricot - L’innovation pédagogique – collection Mythes et réalités - Retz 201

Je laisse le mot de la fin à Philippe Meirieu, pour qu'il nous rabiboche avec les compétences. Ce texte date de 2005, signe qu'on avance !
"Il faut donc se méfier du concept de compétence... Utilisé sans précaution ni lucidité, il peut comporter de véritables dangers. Mais il ne faut pas, pour autant, sous-estimer tout ce que ce concept porte de positivité. Et d’abord, en tout premier lieu, il constitue un précieux levier pour lutter concrètement contre toutes les formes de fatalité."
"Car, penser l’enseignement en termes de compétences, c’est, d’abord, refuser la fatalité selon laquelle il y aurait des élèves doués et d’autres non. C’est, ensuite, se donner les moyens de construire de véritables situations d’apprentissage centrées sur des objectifs qui contribuent au développement du sujet et pas seulement sur des tâches, nécessaires mais insuffisantes pour donner sens au travail de l’École. C’est, enfin, pouvoir oeuvrer pour une véritable autonomie des personnes, à travers leur formation scolaire, en favorisant le transfert des connaissances. S’il est clair que la notion de « compétence » doit encore être approfondie et discutée, sa fécondité est telle, dans la réflexion et l’action pédagogiques, qu’il serait vraiment dommage de s’en passer. " Meirieu 2005

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire