vendredi 9 février 2018

Sciatique pédagogique, les débats : explicite ou Explicite ?

Et oui, la casse compte beaucoup !
On croise le chemin de l'explicite partout en ce moment. Mais si la nécessité d'un enseignement explicite fait l'unanimité, les méthodes, elles, un peu moins !
Certains prônent de l'explicite dans enseignement, et d'autres exigent un Enseignement Explicite. Et si tous parlent de la même chose (faire la chasse aux implicites) et ont les mêmes objectifs (faire réussir les élèves les plus en difficulté), ils n'ont pas du tout la même démarche. Les débats sur ce sujet sont même virulents.
Découvrons donc ces protagonistes et leurs arguments.

(version pdf)

1- Il y a explicite et Explicite. Et entre les deux, ça chauffe !


Le terme « explicite » est convoqué par plusieurs courants pédagogiques
http://centre-alain-savary.ens-lyon.fr/CAS/education-prioritaire/ressources/theme-1-perspectives-pedagogiques-et-educatives/realiser-un-enseignement-plus-explicite/enseigner-plus-explicitement-un-dossier-ressource

Cet article de Bernard Appy sur son site (il est également à l'origine d'un autre site formapex, qui diffuse ce courant) place le "combat" entre la Pédagogie Explicite (avec deux majuscules) et le constructivisme :
http://bernardappy.blogspot.fr/2013/08/constructivisme-instructionnisme.html

Un article écrit en 2008 par Olivier Rey émet l’hypothèse que les études sur les méthodes les plus efficaces tendraient à privilégier les méthodes « explicites » au détriment des méthodes actives, qui forment à des choses plus difficilement évaluables. Il n'est pas le seul à le dire. Encore davantage que l'article (dont on reparlera plus bas), les commentaires sont à lire, ils montrent la virulence du débat. https://eduveille.hypotheses.org/343


2- Le courant "Pédagogie Explicite"


Faisons un zoom sur le courant Pédagogie Explicite (3e voie en France) qui s’inspire des travaux de Steve Bissonnette et Clermont Gauthier, dans une logique de recherche de LA méthode efficace.
Sur le terme "efficace", vous pouvez aller voir du côté du billet déjà paru. Mais regardons leurs préconisations, sans se demander pour l’instant si leurs présupposés sont faux, ou si les études sur lesquelles ils se basent sont justes.

S’inspirant des études qui ont selon eux montré la suprématie de certaines méthodes sur d'autres, et sur l’état des recherches en neurosciences, ce courant prône :
- un découpage des tâches en micro-compétences, pour aller du plus simple au plus complexe. Les apprentissages sont mis en place dans un cadre très codifié, avec des étapes bien définies : le modelage, la pratique guidée, la pratique autonome.
- un apprentissage explicite des mécanismes d’apprentissage, avec beaucoup de métacognition et de rétro-action.
- un apprentissage explicite des attitudes attendues (chuchoter, ça s'apprend), et beaucoup de rituels.
- l'évaluation a également un statut particulier, avec des corrections qui doivent avoir lieu en continu, sans attendre l'évaluation finale, pour ne pas laisser l'élève mémoriser une erreur

Cet article de 2015, paru sur le site formapex, est intéressant pour comprendre leur démarche.

Ils rejettent totalement le constructiviste, pour eux l'unique raison de l'échec de l'école française.
Ils rejettent aussi l'idée que l'on puisse mélanger des méthodes : puisque les autres méthodes ne sont pas efficaces, autant s'en passer.
Ils revendiquent donc le terme explicite, considérant comme une usurpation ceux qui y feraient référence sans appliquer totalement leur méthode.

J'ai prévu une synthèse avec ce que j'ai trouvé de bien et les choses qui me plaisent moins.
Indépendamment du contenu, j'ai quand-même du mal avec leur vision "on est les seuls à avoir raison, vu qu'on est les seuls à s'appuyer sur des études scientifiques qui montrent où est l'efficacité". Etant donné que l'exactitude de ces études est remise en cause, on pourrait se demander si toute leur démarche ne s'écroule pas.
En réalité, certains éléments dans leurs pratiques sont très intéressants. D'ailleurs, ils sont préconisés par les pédagogues de tout bord, y compris les constructivistes, parfois depuis très longtemps. On le verra plus loin.


3- Attention aux études qui recherchent l'efficacité


Ces études posent deux problèmes :
- comment définir le sens du terme "efficacité" ? J'ai déjà évoqué ce sujet ici.
- beaucoup critiquent leur démarche méthodologique ou leurs résultats.

Sur ce second point, j'ai fait un zoom sur le travail de John Hattie. Voici un échantillon des critiques qui leur sont faites :
- Il y a des "'portions de traitements statistiques erronées"
- Il n'évalue pas certains champs des apprentissages (le développement du jugement moral, la compréhension conceptuelle).
- La lecture qu'on en fait en France est réductrice de ce qu'il y a dans le texte d'origine, qui ne nie pas les bénéfices de certaines activités "actives".

Mais il n'est pas le seul à avoir cherché les méthodes efficaces, et à être critiqué.
Dans cet autre article, on émet aussi l’hypothèse que les pédagogies actives développent des compétences difficilement évaluables chez les élèves, ce qui conduit peut-être à les juger "moins efficaces" que des méthodes plus transmissibles, qui ne visent que la reproduction de processus.
https://eduveille.hypotheses.org/343

On peut également lire sur ce sujet cet article très complet et synthétique.
Les recherches sur les pratiques enseignantes efficaces - Laurent Talbot (Université Libre de Bruxelles ; Université de Toulouse) - 2012
http://journals.openedition.org/questionsvives/1234

Je vous met juste un extrait de la conclusion, mais il y a énormément de choses intéressantes. Après avoir fait la liste des défauts des études, il indique qu'il est peut-être vain de vouloir départager telle ou telle pratique.
"Aussi, les pratiques enseignantes efficaces et équitables ne seraient donc pas des pratiques uniques et stabilisées. Elles seraient contextualisées et dépendraient des environnements rencontrés par les enseignants qui choisiraient, consciemment ou non, la bonne pratique au bon instant selon le contexte opérationnel considéré dans toute sa complexité (Tupin, 2006). Ils utiliseraient une sorte de phronesis, une certaine sagacité, une habileté, une sagesse pratique, un discernement qui les conduiraient à ne pas se cantonner à l’utilisation d’un seul type de pratiques. Ils seraient capables de mobiliser différentes sortes d’activités en fonction des contextes rencontrés (élèves, curricula, tâches d’apprentissage, personnels d’encadrement, collègues, parents, matériel à disposition, état psychique, formation, politique d’éducation... (…) Ils pourraient développer effectivement des pratiques explicites ou directives pour certains enseignements dans certains contextes rencontrés (connaissances déclaratives à transmettre par exemple) mais aussi des approches beaucoup plus actives et socio-constructivistes dans d’autres circonstances, notamment lorsque les compétences visées ne sont pas des compétences élémentaires mais des compétences plus complexes (Rey et al., 2012)."

4- Pourquoi opposer les méthodes ? Pourquoi vouloir faire de l'explicite la règle absolue ?


Pour le GFEN, il ne faut pas opposer explicite et pédagogie de la découverte.

Et il ne faut pas non plus caricaturer le constructivisme.

Par ailleurs, il y a beaucoup de textes qui montrent les limites d'une pédagogie explicite exclusive, parce qu'elle limite les situations d'apprentissage de certaines compétences plus complexes, et limite la capacité de l'élève à penser par lui-même.
Ainsi, Jacques Bernardin, dans une publication GFEN :
"...une approche à petits pas très structurée et fortement guidée, cela ne peut valoir pour la construction de com­pétences « expertes » qui est désormais l’attendu des systèmes éducatifs : accéder à la compré­hension fine d’écrits divers, pouvoir résoudre des problèmes, être en mesure de traiter des situa­tions inédites en mobilisant ses acquis.»
C'est ce que dit aussi André Tricot :
« Plus on aide pendant l'apprentissage, pour conduire rapidement l'élève à la solution, l'empêchant d'explorer les impasses de l'espace problème, plus on prend le risque de limiter la capacité de l'élève à réutiliser la connaissance apprise dans un autre contexte. La connaissance apprise de façon très guidée
présente le risque d’être très spécifique. »
(L’innovation pédagogique, page 38)
Dans un excellent article qui est vraiment à lire si ce sujet vous intéresse, Léopold Paquay, résume un peu la problématique ainsi : le courant Explicite est trop radical, mais interpelle. Ce professeur en sciences de l'éducation belge fait l'analyse des défauts ou erreurs de jugement de ce courant. Dans sa conclusion, on trouve plein de noms de pédagogues ou de chercheurs actuels que je vais m’empresser d'aller découvrir. Certains noms reviennent souvent, et m'étaient tout à fait inconnus avant de commencer ces lectures.
Paquay Léopold. Y a-t-il UNE bonne façon d’enseigner ? Mise en questions de la thèse de C. Gauthier. In: Les dossiers des sciences de l'éducation, N°19, 2008. Les pratiques d’enseignement-apprentissage : état des lieux. pp. 157-169 ;
http://www.persee.fr/doc/dsedu_1296-2104_2008_num_19_1_1136
Une question d’une grande pertinence sociale interpelle praticiens et chercheurs : « Quelles pratiques enseignantes sont particulièrement efficaces en vue d’amener les élèves socio-culturellement défavorisés à la maîtrise de compétences significatives ? »
A l’évidence, la réponse « un enseignement direct » (en référence au modèle proposé par Gauthier) est simpliste ! Par contre, la réponse « un enseignement explicite » semble davantage fondée. L’inventaire des travaux portant sur les apprentissages des élèves socio-culturellement défavorisés est clairs : ayant moins accès aux codes culturels implicites, ils ont davantage besoin d’explicitation des codes, des règles et des contenus.
Mais cela signifierait-il concrètement qu’il faut décomposer tous les apprentissages en micro-tâches, quitte à en perdre le sens ? Cela signifierait-il qu’il est inefficace de confronter ce type de public à des défis et à des situations complexes ? Pas nécessairement ! C’est même l’inverse selon des travaux qualitatifs réalisés actuellement par nos collègues bruxellois (Coché, Genot, Kahn, Puissant, & Robin, 2006) ; il s’agit d’abord de développer chez les élèves de milieu défavorisé un regard instruit qui leur permette de décoder les règles implicites du fonctionnement de l’école.

D'ailleurs, si on lit Barak Rosenshine, à l'origine de cette pédagogie aux Etats-Unis, on voit qu'il est plus nuancé que ses homologues français de la 3e voie :
"Ce serait une erreur que de dire que cette approche par petites étapes s'applique à tous les élèves ou dans toutes les situations. Elle est tout particulièrement importante pour de jeunes apprenants, des élèves lents, et pour tous lorsque le contenu est nouveau, difficile ou progressif. (...) Toutefois, lorsque l'enseignement s'adresse à des élèves plus âgés, plus habiles, ou si l'on se trouve au milieu d'une unité d'apprentissage, les étapes seront plus importantes; c'est-à-dire que les phases de présentation seront plus longues, on passera moins de temps à s'assurer de la compréhension ou à guider la pratique, et l'on pourra proposer plus de pratique autonome en devoirs du fait que les élèves ont besoin de moins d'aide et de support. »

Conclusion - Comment faire entrer l'explicite dans nos pratiques ?


Le GFEN rappelle que cela fait longtemps que les pédagogues français disent qu'un enseignement explicite est nécessaire pour que tous les élèves connaissent les règles de l'école.
http://www.gfen.asso.fr/images/documents/publications/dialogue/dialogue_160_edito.pdf

L’explicite est maintenant à l'ordre du jour de manière officielle, et cité dans de nombreux programmes.
C'est l'objet de conférences, comme on le voit dans cette série d'articles et de vidéos du centre Alain Savary de Lyon (avec des noms qu'on retrouve d'ailleurs dans le nouveau comité scientifique du ministre).

Après, que cela mette longtemps à entrer dans les classes, c'est une autre histoire...

Et puis d'une certaine façon, la véhémence de certains discours, dans des articles ou en commentaires d'articles pédagogiques) rejetant ceux qui ne font pas de l’explicite pur pourrait éloigner des enseignants de leur réflexion, et c'est dommage. J'ai été moi-même gênée de ne pas me sentir à l'aise avec certains écrits, qui pourtant m'interpellaient, et j'ai été soulagée de voir que je n'étais pas la seule :
"Il est regrettable que les défenseurs de l’approche instructionniste aient pris d’emblée des prises de position radicales prétendant à la suprématie quasi-absolue d’un modèle pédagogique en l’opposant à une caricature d’un modèle alternatif. Bon nombre de résultats de recherche vont effectivement dans le sens d’une efficacité accrue de pratiques pédagogiques inspirées de modèles instructionnistes lorsqu’il s’agit de faire acquérir des savoirs de base par des élèves de milieux défavorisés. Mais ce n’est pas pour autant qu’on peut le prescrire universellement."  Léopold Paquay,
Pour ma part, j'ai prévu des aménagements du CDI ou des activités pédagogiques proposées, afin de prendre en compte encore davantage cette exigence d’explicitation. Il ne faut pas laisser de place aux attendus implicites, qui sont facteurs d'inégalité sociale, et de difficulté pour les élèves les plus en difficulté, et/ou les plus éloignés des univers culturels du document (bibliothèque, livre, journal, internet).
J'aurai l'occasion d'en reparler quand j'aurais mis tout cela en pratique.

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